Vers une communauté de pratiques ?
Le terme de communauté de pratique émerge depuis une vingtaine d’années, notamment dans le management, pour caractériser un système d’entraide entre professionnels : des groupes peu formels travaillent à l’émergence de solutions collectives, tout du moins au partage de certaines manières de faire et d’un langage qui va avec. Ce phénomène semble se produire de manière spontanée et peut tout aussi bien concerner des professionnels de la vente en téléphonie qui se fabriquent un forum intranet qu’un groupe de gens du voyage qui apprennent et perpétuent les activités de vannerie. Des travaux de sociologie ont mis en lumière ces phénomènes, présents dans de nombreux groupes, lorsque l’apprentissage d’un savoir ou d’un savoir-faire est en jeu.
L’observation de ces communautés a permis de comprendre qu’elles constituaient les lieux de l’apprentissage entre pairs, avec tous les subterfuges, les détours, les arrangements et le langage codé qui peut aller avec ; elles constituent à ce titre, pour des professionnels, des espaces d’initiation et de perfectionnement au métier. Ces travaux ont en outre permis de mesurer que les normes et les prescriptions, que celles-ci viennent d’une direction, d’une formation ou d’un ensemble de règles externes au groupe de praticiens, ont un poids relatif par rapport aux savoirs, aux normes que peut produire le groupe lui-même ; non qu’elles soient sans effets, ces règles viennent se confronter et s’enchâsser avec ce que les communautés produisent, dans un jeu subtil de composition : entre évitement, aménagement et incorporation. Dit autrement, la communauté de pratique produit un savoir collectif, à la fois savoir-faire du métier, centré sur les tâches principales attendues mais également un « savoir composer » avec l’environnement, les règles, les règlements et les contraintes propres à la situation ; elle constitue le lieu du « métier réel », tel qu’il se produit en acte et non dans ses principes.
Bien que ces phénomènes ne soient pas propres aux seuls professionnels mais valables pour bien des communautés (au sens anglo-saxon de communautés structurées à partir d’un vécu commun : voisins, parents, habitants, salariés…), ce terme a largement été repris par le monde du management pour tenter de le modéliser et de l’encourager, pour institutionnaliser ce qui était donc peu formel jusqu’ici.
Or, lors de cette expérience, nous ne sommes pas loin d’avoir partagé
cette ambition, celle d’impulser une communauté de pratiques, sans pour
autant oser l’affirmer, par manque de certitude en la matière.
Comme
nous l’avons précisé en introduction, deux années passées à échanger
sur les pratiques de l’A.L.S.H de Vouillé et sur les pédagogies modernes
n’ont pas permis de créer de la « contagion positive ». Si le fait de
raconter puis de décrypter des pratiques alternatives dans un cadre de
réunions ne semblait pas particulièrement favorable à leur
apprentissage, il semblait par ailleurs se créer une forme de crispation
et d’inhibition dans le groupe, sans que soient donc déclenchées
d’évolutions vraiment palpables.
Pourquoi est-ce que cela ne marche pas ?
De la place des « bons élèves » dans le réseau
Des expériences récentes en tant qu’intervenant dans le réseau régional de l’URECSO (anciennement région Poitou Charente) m’ont permis de suggérer une hypothèse « brute », qui peut contribuer à expliquer ce paradoxe apparent. J’ai découvert, à force de faire des formations et des journées professionnelles, l’existence de deux centres sociaux, particulièrement mis à l’honneur pour leurs résultats en termes de mobilisation d’habitants comme de fonctionnement. Où que je me trouve dans ce réseau, j’entendais soit parler du centre X, soit du centre Y. Or, à force de voir ces deux centres mis en avant pour leur excellence, à force d’entendre « qu’ils ont les bonnes pratiques », « qu’ils ont su mobiliser les habitants », j’ai commencé à entendre quelques railleries çà et là mais également de la lassitude et du découragement chez certains. Il ne me semblait pas là qu’il s’agissait simplement de jalousie. Certes, le syndrome du bon élève, trop souvent cité en exemple et qu’on finit par détester pouvait jouer mais il me semblait entendre autre chose, que je (re)-traduirai de cette manière : « Et nous, petit centre social « normal », modeste, nous qui ne nous reconnaissons pas dans ces façons très atypiques de procéder, nous qui n’avons pas à notre tête un directeur ou une directrice charismatique, de ceux qui portent avec leur équipe une architecture improbable et subtile, comment voulez-vous que Nous puissions suivre ? Comment faire et comment avancer ? Cette excellence que vous nous servez à chaque instant, est-elle là pour souligner notre médiocrité ou pour nous aider ? »
Attardons-nous un instant pour essayer de comprendre comment sont organisées, au sein de ces réseaux, les logiques de partage et de diffusion d’expériences, à partir de ces structures aux réussites avérées ? On voit d’abord une promotion autonome par la structure elle-même, qui voit dans les articles de presse locale une première forme de reconnaissance. Cette reconnaissance est souvent renforcée par la fédération nationale, qui cherche à valoriser son réseau via certaines expériences qui « feront vitrine ». Cela se traduit – entre autre par des articles (revue papier et site internet de la fédération nationale) – ainsi que par des prises de parole lors des A.G et des congrès nationaux. Par ailleurs, lorsque des universitaires demanderont à étudier certaines pratiques dans les centres sociaux, ils seront dirigés vers ces mêmes structures. Au niveau plus local, des journées d’études sont régulièrement organisées, dans lesquelles ces dernières disposent, là encore, d’une tribune. Jouissant dès lors d’une petite notoriété, les équipes reçoivent régulièrement des offres de collaboration avec des secteurs connexes (l’économie sociale et solidaire par exemple), avec d’autres acteurs eux aussi engagés dans des pratiques alternatives (ATD quart monde par exemple) ou même avec des projets de documentaristes. Elles cherchent aussi de nouvelles formations et vont parfois « s’offrir » des intervenants pointus, ce qui va renforcer davantage encore les écarts entre les pratiques et va accentuer la distinction.
Ainsi semble se construire, pour ce que j’ai pu observer à l’échelle d’une région, une somme de rétributions concrètes et symboliques, dont le bénéfice exclusif revient légitimement aux structures concernées, sans que cela semble s’équilibrer par un bénéfice collectif. Les efforts pour tenter de créer davantage de coopération, pour essayer de faire évoluer les façons de faire de chacun à l’aide de cette « locomotive » ont souvent semblé un peu vains, malgré les efforts de chacun. Comment faire pour que « les autres » ne voient pas dans ces différentes formes de distinction une hiérarchie ou une méritocratie contestable ? Comment tenter une approche plus coopérative ?
Extrait du document de Jérôme Guillet, pp34, 35, 36